Des Tunisiens découvrent des archives secrètes à Paris

Des migrants sans-abri ont découvert des milliers de documents du régime déchu lorsqu’ils ont trouvé refuge dans un bâtiment du gouvernement tunisien.

Dans leur quête d’un abri dans Paris, un groupe de migrants tunisiens s’est involontairement retrouvé au centre d’une controverse.

Ils faisaient partie des milliers de Tunisiens qui ont fui l’incertitude économique et politique de leur pays natal au début de l’année, dans l’euphorie du soulèvement ayant chassé du pouvoir Zine El Abidine Ben Ali, l’ancien président du pays.

On estime à environ 600 le nombre de Tunisiens vivant aujourd’hui dans les rues de la capitale française. La plupart viennent du sud de la Tunisie. Ils bénéficient de très peu d’aides, que ce soit des autorités françaises ou de leur propre gouvernement.

Le gouvernement français a adopté une conduite intransigeante envers ces enfants de la révolution, la police les pourchassant de refuge en refuge.

Migrants en colère

Un homme de 30 ans originaire de Zarzis au sud de la Tunisie, qui préfère être présenté sous le nom de Karim, a raconté à Al Jazeera son voyage en bateau pour l’île italienne de Lampedusa le 10 février, puis en train 5 jours plus tard à destination de Paris. Depuis lors, Karim affirme qu’il n’a pas cessé de se déplacer à la recherche d’un endroit pour passer la nuit.  »Maintenant on est vraiment dans la m*rde », dit-il.

Déçus, certains veulent rentrer chez eux, mais n’ont aucun moyen d’acheter un billet de retour.

« Il y a beaucoup de gens qui veulent retourner en Tunisie, mais qui n’ont pas de soutien », a déclaré à Al Jazeera Ali Gargouri, un militant franco-tunisien qui a vécu en France pendant de nombreuses années. « L’ambassade tunisienne ne fait rien pour les aider. »

L’un de ces groupes de migrants arrivés récemment s’est tourné vers ce qu’il croyait être un endroit légitime pour dormir. Le 31 mai, 30 Tunisiens environ ont monté le camp dans un immeuble abandonné, connu comme étant le Centre Culturel Tunisien.

Ils ont rapidement découvert que le bâtiment du 36 rue Botzaris, dans le nord de Paris, appartenait en réalité au RCD, le parti politique aujourd’hui dissous de Ben Ali.

Ils sont tombés sur des milliers d’archives de l’ancien parti au pouvoir.

Les migrants ont découvert deux salles remplies de photos, correspondances, documents financiers ainsi que des listes de membres du RCD en France, des informations sur des dissidents tunisiens, mais également des dossiers concernant des personnalités politiques et des journalistes français, selon des sources d’Al Jazeera.

Selon les militants, ces documents pourraient provoquer de nombreux scandales, en particulier pour ce qui est d’hommes politiques français.

Gargouri a déclaré à Al Jazeera qu’un comité a été créé afin de décider de ce qui doit être fait avec les documents, qui suscitent un intérêt considérable de la part des médias. Pour l’instant, leur contenu demeure un mystère.

Une semaine plus tard, la police française a expulsé les migrants – à la demande de l’ambassade de Tunisie. N’ayant nulle part où aller, le groupe est retourné à l’ancien « Centre Culturel » dans les heures qui ont suivit cette expulsion.

Cependant les autorités tunisiennes, qui ne prétaient aucune attention à ce bâtiment jusqu’à l’arrivée des migrants, ont tout fait pour s’approprier les lieux, pourtant propriété privée. L’état s’est en effet déjà accaparé divers bâtiments du RCD après la dissolution du parti par un tribunal tunisien et la liquidation de ses fonds et de ses acquis en mars dernier.

Selon un communiqué de l’ambassade de Tunisie à Paris le 9 juin, la décision d’expulser les migrants a été prise en raison d’actes de vandalisme, de violences et de plaintes émanant des voisins.

Puis, le 16 juin, des policiers français sont revenus et ont délogé définitivement les Tunisiens.

Le communiqué précise que depuis l’annexion de l’immeuble, celui-ci « bénéficie désormais de l’immunité diplomatique ».

Les représentants de l’ambassade ont refusé de faire le moindre commentaire à Al Jazeera.

Le savoir, c’est le pouvoir

Paul Da Silva, un militant français qui se bat pour la liberté d’information, affirme que les documents contiennent des révélations explosives sur les liens entre la France et les figures de proue de l’ancien régime.

« C’est la raison pour laquelle nous sommes ici, pour rappeler à tous que des politiciens français ont été complices de Ben Ali », a-t-il dit.

Une grande partie des documents officiels du RCD ont disparu dans le chaos qui a fait suite à la chute de Ben Ali le 14 janvier, et il a été fait état de destruction en masse de documents dans divers administrations à travers le pays.

Pour les avocats et les militants, les documents cachés à Paris offrent une seconde chance de passer au peigne fin les activités du RCD.

Certains médias français ont rapporté que certains documents auraient été vendus, et des journalistes ont observé que ceux qui avaient connaissance de l’existence ces archives ont eu des mois pour faire disparaitre les dossiers sensibles. Al Jazeera est n’est cependant pas en mesure de confirmer ces informations.

Le seul grand parti politique français à parler de l’affaire est Europe Écologie (EELV), qui a condamné l’échec de la France à soutenir les migrants à un moment où la Tunisie a elle-même offert de recueillir les quelques 500 000 migrants fuyant le conflit en Libye.

« Il est surprenant que les autorités françaises consacrent autant de moyens à la protection des bâtiments et des archives de l’ancienne dictature, et montrent si peu d’intérêt envers l’absence d’aide humanitaire pour les Tunisiens. » a dit Cécile Duflot, secrétaire générale d’EELV.

La découverte des archives présumées du RCD à Paris a coïncidé avec l’ouverture d’une enquête sur les biens de Zine El Abidine Ben Ali en France.

Des questions émergent quant à la volonté réelle de la classe politique tunisienne de se pencher sur les allégations d’abus et de corruption, si répandues sous l’ancien régime. Ces documents pourraient être un moyen pour des avocats indépendants et les militants de faire pression afin de rétablir la justice, que ce soit devant des tribunaux français ou tunisiens, selon leurs conditions.

Ben Ali et son épouse, Leila Trabelsi, ont été reconnus coupables par contumace de vol et de détention illégale d’armes et de bijoux il y a une semaine. L’ancien président et ses proches devront faire face à de nombreux procès pour une multitude de chefs accusations dans les semaines et les mois à venir.

Des plaintes ont été déposées

Pourtant, les détracteurs de la procédure judiciaire affirment que cette dernière ne va pas assez loin, notant que la Cour a traité la première condamnation lors du procès par contumace en seulement 24 heures, laissant peu de temps aux enquêteurs de mettre à nu la corruption du régime. Les militants affirment eux que la corruption s’étend bien au-delà de l’ancien président, et que connaître la vérité est essentiel à la transition démocratique du pays.

« Le système judiciaire tunisien n’est toujours pas indépendant ni impartial », a déclaré Gargouri. « Les gens se concentrent sur le procès de Ben Ali plutôt que de regarder de plus près le gouvernement de transition ».

Une enquête judiciaire visant Ben Ali et l’ancien président égyptien, Hosni Moubarak, pour des affaires de blanchiment d’argent a été ouverte en France le 14 juin.
Dès le 17 janvier, trois organisations – la Commission arabe des Droits de l’Homme, SHERPA et Transparence International France – avaient déposé une plainte auprès du procureur français préconisant une enquête judiciaire sur les actifs détenus par les familles Ben Ali et Trabelsi en France.

Myriam Svy, qui dirige les recherche à Transparency International France, a déclaré à Al Jazeera que les autorités judiciaires françaises ont ouvert l’enquête le 9 juin.

« Notre objectif est qu’une enquête en profondeur soit effectuée afin de rendre au peuple Tunisien ses propriétés et son argent », a déclaré Mme Svy.

L’ancien leader tunisien a publié un communiqué affirmant qu’il n’était en possession d’aucune propriété ou compte bancaire en France ou dans quelque autre pays étranger.

Habib Essid, le ministre tunisien de l’Intérieur, s’est lui rendu à Paris le 15 juin, la veille de l’expulsion par les autorités françaises des migrants de l’ancienne propriété du RCD. Le ministère de l’Intérieur tunisien n’a pas répondu aux requêtes d’Al Jazeera sur la raison de ce voyage et à ce jour aucune raison officielle ne justifie cette visite.

Depuis l’expulsion, le bâtiment (ainsi que tous les documents entreposés) est gardé 24h/24 par une société privée de sécurité.

L’ambassade de Tunisie a choisi d’annexer légalement le bâtiment du 36 rue Botzaris le 17 juin – une décision plaçant le bâtiment sous le régime de l’extra territorialité, ce qui signifie que tous les documents restants sont hors de portée du système juridique français.

Cependant, avant l’expulsion, Gargouri et Soumaya Taboubi, une avocate franco-tunisienne, ont transféré un tiers des documents « en lieu sûr ».

Les activistes ont récupéré plus de 1 000 dossiers, d’après Gargouri, dès que ceux-ci ont commencé à disparaître.

La partie émergée de l’iceberg

Quant aux émigrés tunisiens, ils ont été obligés de se disperser sous la pression continuelle de la police.

Après leur expulsion, le groupe s’est déplacé dans le parc des Buttes Chaumont, en face du bâtiment. Là, ils ont fait face à des visites quotidiennes de la police.

« Des véhicules banalisés de la police viennent quotidiennement les effrayer », a expliqué Gargouri. « Leur but est d’intimider et de faire pression sur les émigrés ».

Une nuit, il y a eu des gaz lacrymogènes, puis leur camp a été détruit par un groupe de 50 policiers. Mercredi, 22 Tunisiens ont été arrêtés, pour être relâchés 24 heures plus tard.

Une poignée de militants français, dont Paul Da Silva, vient les voir quotidiennement et certains ont passé plusieurs nuits dans le parc.

Ces militants affirment que le cas de ces migrants n’est qu’un exemple parmi d’autre de la manière dont le gouvernement français réagit face à l’afflux sans précèdent d’émigrés : en durcissant la répression.

Selon l’agence européenne FRONTEX, plus de 22 000 personnes ont été arrêtées en tentant de rejoindre l’Italie entre janvier et mars, une augmentation de 99% par rapport à la même période l’an dernier.

Par bien des aspects, les groupes vivant dans la rue sont les plus chanceux. D’après UNITED, une ONG européenne, 1 387 migrants libyens et tunisiens se sont noyés entre janvier et mars en essayant de rejoindre l’Europe.

Pascale Boistard, adjointe au maire de Paris pour l’intégration des étrangers venant de l’extérieur de l’UE, a déclaré à Al Jazeera que le gouvernement français avait négligé ses responsabliltés légales d’assistance aux migrants.

Mme Boistard explique que les autorités de la Ville de Paris, à majorité socialiste, font tout ce qu’elles peuvent pour aider les milliers de migrants tunisiens qui sont arrivés en France, fournissant par exemple nourriture et assistance à un grand nombre d’entre eux.

La municipalité a trouvé un logement provisoire pour quelques 310 des récents immigrés tunisiens, même si ce devrait être le rôle du gouvernement, selon Mme Boistard, qui est membre du Parti Socialiste français.

« C’est l’État et le gouvernement qui ne font rien », dit-elle.

« Nous avont écrit le 22 avril à Claude Guéant (ministre français de l’Intérieur et de l’Immigration) pour l’alerter de la situation humanitaire. Dans sa réponse, il préconisait d’arrêter les Tunisiens. »

Claude Guéant a demandé à la mairie de Paris qu’aucune aide ne soit être accordée aux migrants tunisiens car, selon lui, ces derniers sont entrés illégalement en France, y compris ceux arrivés avec un permis de résidence temporaire délivré par les autorités italiennes.

« Nous sommes dans une situation où les migrants sont continuellement arrêtés, et relachés immédiatement », d’après Mme Boistard.

Elle a ajouté que le gouvernement ignorait un accord passé entre le Président Nicolas Sarkozy et Ben Ali en 2008, qui stipulait que la France devait offrir assistance à 9 000 migrants tunisiens par an afin de les aider à rentrer chez eux.

Depuis janvier, le gouvernement a gelé le processus de demandes de rapatriement, une action qui amplifie gravement la situation humanitaire, a indiqué Mme Boistard à Al Jazeera.

Afin de maintenir l’image d’un gouvernement sévère face à l’immigration, rien n’est fait pour venir en aide aux migrants, affirme-t-elle.

Dans le cas du groupe de Botzaris, elle dément l’implication de la mairie à la demande d’expulsion. La décision aurait été prise soit par la police, soit par le ministère de l’Intérieur.

« Les Tunisiens se trouvant dans le bâtiment ont été expulsés à la demande de l’ambassade [tunisienne]. La police ne nous a pas infomé que l’expulsion aurait lieu. »

« Je trouve que la France n’est pas à la hauteur de son passé et des valeurs qu’elle incarne. » dit-elle.

Ni le ministère de l’Immigration, ni le ministère de l’Intérieur, tous deux dirigés par Claude Guéant, n’ont répondu aux demandes de commentaires d’Al-Jazeera. La Préfecture de Police de Paris a également refusé tout commentaire.

Bertrand Delanoë, le maire socialiste de Paris, a débloqué 1,2 millions de dollars (840 000€) pour les migrants tunisiens présents dans la capitale. Cependant, les activistes qui travaillent avec le groupe de Botzaris affirment que ce fonds d’urgence n’a pas encore été utilisé en pour venir en aide aux migrants.

Au moment où j’écris ces lignes, aucune solution d’hébergement n’a été trouvée, et peu d’ONG françaises travaillant auprès de sans-abri ont proposé leur aide.

Les ONG affirment que le problème persiste et que l’argent ne suffit pas, explique Da Silva.

Les politiciens tunisiens, trop occupés à préparer l’élection constituante d’octobre, ne se sont pas exprimés sur le sort de leurs compatriotes.

« Ces partis politiques vont gouverner le pays dans quelques mois. Normalement, ils devraient intervenir auprès des autorités françaises au nom de ces migrants », a déclaré Gargouri.

Le Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés (FDTL-Ettakatol), un parti d’opposition de gauche tunisienne, a mis en doute cette explication, demandant à l’ambassade de Tunisie de clarifier publiquement « les véritables raisons de sa demande d’expulsion ».

Mustapha Ben Jaafar, le secrétaire général du parti, a écrit à Nicolas Sarkozy, en stipulant qu’il était difficile de comprendre pourquoi ces jeunes, « ni délinquants, ni terroristes (…) devraient être pourchassés comme des criminels et maltraités du seul fait de leur nationalité, dans un pays ami dont on leur a toujours répété que c’était la patrie de la Déclaration des Droits de l’Homme. »

En contraste avec l’indifférence officielle, une intense campagne de soutien aux migrants de Botzaris s’est enclenchée sur les médias sociaux.

Grâce à une poignée de militants dévoués, les intéressés ont pu suivre, sur Twitter et sur un site web dédié au groupe (botzaris36.org), des informations en continu, des photos et des vidéos attestant des difficultés du groupe. Ils ont pu ainsi répondre aux appels à la solidarité ou donner des conseils.

La conversation qui se déroule sur Twitter, sous le hashtag #Botzaris36, a été le deuxième sujet le plus suivi en France dans les jours qui ont suivi l’expulsion du groupe.

Les descentes nocturnes de la police ont eu leur effet cependant, et la plupart des membres du groupe ont abandonné leurs tentatives de dormir dans un abri du parc des Buttes-Chaumount.

« Nous avons rencontré de nombreuses difficultés : avec la police, l’État français, et même avec l’État tunisien », dit Karim. « Maintenant, nous devons aller jusqu’au bout, c’est tout ce que nous pouvons faire. Quel autre choix avons-nous ? »

Yasmine Ryan

Suivez Yasmine Ryan sur Twitter: @YasmineRyan

 

publication originale http://english.aljazeera.net/indepth/features/2011/06/2011627145241593702.html
Traduit de l’anglais par les citoyens en soutien aux migrants tunisiens du #Botzaris36

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